Desrochers, Arianne (inédit)


La brume est intraduisible. Ou, plutôt, elle cache les alentours, le paysage qui devrait, c'est ce qu'on croit, s'offrir à nous. Le rendant hors d'atteinte, incompréhensible par les yeux, intraduisible. Pour bien traduire, il faut d'abord comprendre.

                    À Slack's Cove l'été dernier, dans la baie de Chignecto, après avoir pédalé 95                            kilomètres pour arriver à notre terrain de camping, il y avait rien d'autre que la                            brume pour nous accueillir.  "Ah fuck, on voit rien, c'est donc ben dommage." On a                     campé dans un non-lieu, l'absence de paysage, une opacité inquiétante. Ce soir-là,                     la brume voulait pas qu'on voit la baie, le décor, la nature, ne nous les a pas offerts                     en spectacle. Elle en avait rien à foutre qu'on avait pédalé toute la journée pour                            venir apprécier ce qu'elle cachait.

La brume est opacité. L'opacité est à la fois le caractère d'un objet ou d'un phénomène qui ne laisse pas passer la lumière et, au sens figuré, le caractère de ce qui ne peut pas être" pénétré par l'intelligence" (Antidote). Opaque : ce qui ne se laisse pas connaître, comprendre.

                    La première fois que j'ai vu la baie de Fundy, il y avait point de brume. Pas de                            brume, pas de problème; sauf que l'absence de brume dans la baie ne veut pas                        dire que la baie soit pour autant intelligible. Je faisais une longue randonnée dans le                     parc; un point de vue au tout début du sentier m'avait plu. En revenant au même                        point de vue des heures après, à la fin de la randonnée, ce n'était plus le même                            endroit; le paysage s'était métamorphosé avec la marée, et je ne l'ai même pas                            reconnu. Sous le choc, j'ai pleuré en constatant qu'un lieu peut bouger, être                                plusieurs choses à la fois, refuser de se fixer, refuser la cartographie. La baie est                        fuyante, insaisissable. Et peut-être que moi aussi?

La brume et la baie refusent de se faire pénétrer, de se faire assujétir, refusent leur carcan, les frontières, leur féminité. La brume et la baie sont queer, au sens où elles se désidentifient radicalement et complètement des formes figées, fossilisées qu'on veut leur imposer. Yelles se dérobent à l'oeil et au langage humain. Iels se moquent de nous. J'ai menti tantôt; en vélo-camping à Slack's Cove l'été dernier, la brume s'est dissipée un instant, pile en même temps que le coucher du soleil reflétait des teintes de mauve-rose-bleu poudre sur l'anse et son gros cap de roche. Ça a duré une minute, deux tout au plus : j'ai vu la beauté de l'endroit, son grain, ses textures, ses mouvements, juste assez pour ressentir, mais pas assez pour interpréter. Puis, la brume a refermé son rideau, le spectacle était fini, pis j'avais rien compris.

                    On aura jamais les mots pour vraiment traduire la brume, la baie, le queer. Mais on                     peut toujours les rêver, les imaginer, les tenter.


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